Comment regarder un tableau ? (5) - CEZANNE
Mesurer la difficulté de voir.
Paul CEZANNE (1839-1906)
Dans le Parc de Château Noir, 1900.
Huile sur toile, 92 x 73 cm
Collection Walter-Guillaume, musée de l’Orangerie, Paris
Pas de sentier en vue. On se sera peut-être trompé de direction. Le tableau longe le vide. A gauche, la paroi rocheuse se dresse comme un rempart. Là, derrière les arbres, il doit y avoir un passage. Jusqu'à cette trouée dans la verdure, plus loin... On est déjà passé par là. Cet arbre ressemble à celui qu'on a remarqué tout à l'heure... ou était-ce hier ? Mais on, l'autre était plus élancé, plus près du rocher aussi. Il est vrai que, en arrivant d'un autre côté, ce pouvait très bien être celui-ci. On ne sait plus. De toute façon, la lumière a changé ces derniers jours. La terre desséchée s'est éclaircie. Elle s'effrite sous les pieds. Le paysage n'est plus le même.
On risque de glisser à chaque instant. Les coups de pinceau dérapent. Les choix des couleurs est retreint, mais les échangent constants de l'ocre et du vert suffisent à perturber la vision. A vue de nez, l'espace entre les rochers est assez large pour qu'on puisse s'y faufiler. Mais on ne le jurerait pas. Les contours flanchent un peu. Certaines lignes s'interrompent juste au moment où on commençait à s'y fier. Ou alors elles s'épaississent, comme pour insister lourdement sur certaines formes. Du coup, elles les brouillent, les font trembler. Les distances s'évaluent mal. Les limites des choses aussi. La nature est pleine de traquenards. Des rochers, quelques arbres : trois fois rien. Et voilà que ce tableau en fait tout un monde. Ne serait-il pas plus simple et plus rapide de dessiner les choses comme elles sont ? En leur donnant à chacune leur forme. A partir de là, la situation serait plus claire. Et le chemin se mettrait en place tout seul.
Seulement voilà. On ne voit pas les choses exactement comme elles sont : parce qu'elles se trouvent trop loin, ou bien trop près. Parce que subitement un arbre se penche en travers de la route et qu'il masque en partie le rocher que l'on regardait. Parce que le ciel s'est plombé et que le vert des feuillages se met à tendre vers le gris. Parce que la nature est trop touffue pour qu'on puisse en dénombrer les éléments. Parce que les yeux se fatiguent. Parce qu'on est incapable de tout voir d'un seul coup. Et surtout, parce qu'on ne peut pas en même temps s'immerger dans la nature et en établir objectivement l'inventaire.
CEZANNE regarde longuement. Il ne voudrait pas conclure à la légère. Est-il vraiment certain de ce qu'il voit, ou est-il en train de se laisser influencer par ce qu'il a appris ? Il s'efforce de travailler comme s'il ne savait rien, comme s'il n'avait jamais rien vu auparavant. Ces feuillages là-bas flottent comme des nuages. D'où viennent-ils ? La verdure des hautes branches s'éparpille et dégringole jusqu'en bas des rochers. Des feuilles, de la mousse, des reflets... C'est du vert : de là où il se tient, il n'en voit pas plus. Pourquoi prétendre autre chose ? Il ne va pas illustrer un manuel de botanique. Seulement montrer ce qu'il voit. C'est autrement plus difficile. Il ne faut rien ajouter, rien imaginer. Il s'interroge encore... C'est peut-être bien une feuille. Mais il ne peint finalement qu'une masse informe, verdâtre : ce qu'il perçoit effectivement. Sans tricher. Il capte une autre sensation colorée, un vert lumineux ici, un autre plus transparent ailleurs, un vert presque noir. De proche en proche, l'image se construit. Il serait plus juste de dire que la couleur se propage à la surface. Les touches s'accumulent, parfois elles se superposent. Isolément les unes aux autres, elles ne représentent rien. Impossible de savoir si elles désignent un objet éloigné ou proche, un plein ou un vide. Mais elles traduisent au plus près possible ce que le peintre reçoit de la nature.
Il peint, dit-il, comme un pêcheur qui attrape des poissons dans son filet, et le produit de sa pêche n'est autre que cette manne colorée, à partir de laquelle le paysage finit par s'organiser tant bien que mal. Les arbres frémissent un peu, c'est peut-être à cause du vent, ou des ombres qui bougent entre les feuilles. CEZANNE ne peut se résoudre à les enfermer dans un contour simplificateur. Mais il y a autre chose, qui ne dépend pas des circonstances extérieures. Le regard du peintre s'attache alternativement au paysage et à sa toile. Il observe la nature, examine cet arbre, dont le contour n'est pas si clair, à distance, et puis revient à sa palette. Il choisit un pinceau. Encore un coup d'œil qui s'attarde sur les arbres. Puis le tableau... sur l'image, le tracé discontinu rend compte de cette interruption, de ces fractions de seconde pendant lesquelles le peintre se défait des choses. Les vides imperceptibles entre les lignes, puis les reprises, à peine décalées, témoignent de ce temps qu'il lui a fallu pour regarder, s'éloigner, continuer...
Il sait que son tableau atteste d'abord de ce que lui, en tant qu'individu particulier, a bien voulu regarder. Et que cela n'est pas anodin. Les traits les plus affirmés de l'image montrent les données qui se sont imposées à lui, la ligne d'un arbre, le profil d'une roche. Ils assurent la position du spectateur, lui fournissent quelques évidences. Au-delà, tout reste plus ou moins douteux. De toute façon secondaire. CEZANNE traite différemment ce qu'il regarde et ce qu'il voit. Son champ de vision lui permet de percevoir, de manière plus indistincte, beaucoup de choses sur lesquelles il ne concentre pas son attention. Certains détails plus lourds, plus sombres, renforcent la structure du tableau. D'autres zones, comme des frottis colorés légers jusqu'à la transparence, suggèrent le reste, que l'on saisira dans un autre tableau peut-être. Le sujet n'est rien. Mais il est infini. L'autre jour, devant ce rocher, un jeune arbre projetait une ombre. C'est peut-être elle qui s'y dessine maintenant. Chaque tableau est un parcours unique et solitaire. Il faudra revenir.
Le peintre porte la responsabilité du monde qu'il peint. Là où ses yeux se posent, où son pinceau le décide, les choses adviennent. Chaque effleurement coloré fait reculer le chaos, il affirme que quelque chose peut être dit, en toute conscience. L'image qui en résulte s'avoue partielle, imprécise. Elle ballbutie. La réalité ne s'abandonne pas. C'est une lutte pied à pied. L'intransigeance de CEZANNE lui fait préférer ce peu qu'il arrache aux apparences à toute autre image dont la sécurité ne serait qu'une imposture. Comment faire autrement sans se compromettre dans de pauvres simulacres ? La vérité est tout ce qui importe. Pour CEZANNE, la peinture est une éthique.
La prochaine fois, « Traverser le miroir » GOYA.
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